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« 22 heures par jour en cellule, à dépendre des surveillants, ça te rend fou »

« Parole aux taulards » – Épisode 1. La majorité des 655 détenus de la maison d’arrêt de Strasbourg passent plus de 22 heures par jour dans des cellules vétustes aux équipements souvent dysfonctionnels. Leurs conditions de détention dépendent beaucoup du bon vouloir des surveillants.

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« 22 heures par jour en cellule, à dépendre des surveillants, ça te rend fou »

« La direction vous a fait visiter les cellules des mineurs, parce que c’est propre, c’est pareil chez les femmes. » Lorsque Valentin (tous les prénoms des détenus ont été modifiés) a contacté Rue89 Strasbourg en juin, l’ancien détenu tenait à apporter « quelques détails » sur les conditions de détention qu’il avait connues à la maison d’arrêt de Strasbourg. À la lecture de notre reportage en compagnie du sénateur Jacques Fernique (EE-LV) sur la prison strasbourgeoise, Valentin a dû esquisser un sourire narquois, de ceux à qui on ne la fait pas : « Ils vous ont montré l’Unité des détenus violents (UDV) et l’étage 1 parce que ça a été refait à neuf. Mais les autres cellules, ça n’a rien à voir, c’est catastrophique. »

« Tu marches trois pas et t’as des staphylocoques »

« Nous sommes obligés de faire les travaux là où c’est le plus urgent », avait indiqué le directeur de la maison d’arrêt de Strasbourg, Said Kaba, lors de la visite du parlementaire en juin 2022. Mais la réalité se fait plus crue avec le récit des détenus. Tous évoquent ces pannes qui durent dans cette prison construite au milieu des années 80. « J’ai eu deux fois des problèmes de chasse d’eau (qui se trouve dans la cellule de neuf mètres carrés, sans porte, NDLR) raconte Valentin, je chiais dans un sachet et je le jetais par la fenêtre, pendant un mois et demi. » Kader évoque un lavabo cassé pendant deux mois, « un plombier venu à l’arrache et un lavabo qui ne fonctionne toujours pas. »

Saïd Kaba, directeur de la maison d’arrêt de Strasbourg, rencontre le sénateur écologiste Jacques Fernique à l’entrée de la maison d’arrêt de Strasbourg le 16 juin 2022. En arrière-plan, Florian Kobryn conseiller départemental écologiste à Strasbourg. Photo : Abdesslam Mirdass / Rue89 Strasbourg

La saleté répugnante des douches est une autre constante. Bertrand décrit des douches « horribles » où le sol est « plein de champignons et les évacuations d’eau bouchées ». Kader renchérit : « Tu marches trois pas et t’as des staphylocoques. » D’autres décrivent des douches cassées, où le bouton pressoir ne fonctionne plus. Et malgré tout, les détenus déplorent de ne pas pouvoir se laver plus souvent. « Avant, on avait douche après le sport, mais ça a été supprimé il y a deux trois ans, regrette Sofiane, c’est pareil pour le parloir, avant on avait le droit à une douche avant de voir nos proches. »

Dépendre du bon vouloir des surveillants

Autre source de mécontentement de plusieurs détenus : le rationnement des cantines. Pour des tarifs bien plus élevés qu’à l’extérieur, les prisonniers peuvent acheter une sélection limitée de produits, de la nourriture à l’eau en passant par le tabac. Ferat se plaint ainsi des restrictions sur l’eau : « T’as le droit à 12 bouteilles par semaine seulement. Pendant la canicule, en trois jours c’est terminé. Dans d’autres prisons, tu peux commander autant d’eau que tu veux. » La qualité des produits laisse aussi à désirer, comme le raconte Kader : « Ça m’est déjà arrivé de recevoir de la viande périmée ou un pot de mayonnaise qui périmait quatre jours plus tard. En plus, les frigos qu’on a sont pourris. Ça m’est déjà arrivé de jeter la moitié de ce que j’avais parce que le frigo avait lâché. »

« Ce qui rend fou en maison d’arrêt, résume Valentin, c’est de passer 22 heures 30 en cellule à dépendre du bon vouloir des surveillants, à sortir dans une cour sale et d’avoir des douches non fonctionnelles. » Après avoir passé plusieurs années en détention à l’Elsau, Valentin décrit cette dépendance vis-à-vis des employés de la maison pénitentiaire avec nuance : « La moitié des surveillants sont très humanistes, ils sont là pour toi. Mais t’as aussi des gens pas professionnels… »

Violence sur détenu, plainte et représailles

Cette enquête, réalisée sur une période de six mois, a permis d’établir deux situations, l’une de violence, l’autre d’abus de pouvoir, qui révèlent un sentiment d’impunité chez certains surveillants. Un avocat, un détenu et l’un de ses proches ont confié l’histoire de Grégory. Selon les récits recueillis, un technicien intervenait dans sa cellule pour une réparation quand le jeune homme a été agressé par un gardien de prison estimant que le détenu lui avait manqué de respect. Rue89 Strasbourg a pu consulter un certificat médical datant de mai 2021 indiquant que le jeune homme « déclare avoir été agressé ce jour vers 14h00 ». Selon l’examen d’un médecin de la prison, Grégory présentait des ecchymoses sur le cou, les épaules et les avant-bras.

Le père de Grégory ne comprend pas cette violence, gratuite selon lui. Il dénonce aussi les représailles subies après un dépôt de plainte par son fils :

« Ils ont commencé à le fouiller tous les jours, à le fouiller à nu pour chaque parloir… On a voulu le transférer dans un autre établissement, parce qu’on le privait de presque tout, mais la direction refusait. C’est comme s’il devait payer une autre fois. Moi j’avais peur. Il disait qu’il n’en pouvait plus… »

Un encadrement du personnel jugé « défaillant »

Dans la cellule, le détenu dépend de la bonne volonté du surveillant pour chacune de ses sorties. Jacques l’a appris à ses dépens. Il souhaitait se rendre en zone scolaire lorsqu’un surveillant l’insulte et lui bloque la porte avant de rappeler qu’il est le seul à décider si le prisonnier peut aller en classe ou non. C’est finalement l’intervention d’un collègue qui permettra à Jacques d’étudier. Ce dernier a porté plainte pour cet abus de pouvoir. La direction de l’administration pénitentiaire a répondu en promettant un « examen attentif de la situation évoquée ».

Des fenêtres tombent de longues bandes de plastiques ou de draps. Elles sont utilisées pour passer des objets d’une cellule à l’autre. Photo : Abdesslam Mirdass / Rue89 Strasbourg

Dans ses deux derniers rapports d’inspection à la maison d’arrêt de Strasbourg, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a taclé l’encadrement du personnel de surveillance « jugé défaillant » avec le « constat d’une détention livrée à elle-même » en 2015. Suite à plusieurs préconisations urgentes, une nouvelle visite deux ans plus tard avait permis de constater que « l’organisation du service et de l’encadrement de la détention est restée inchangée par rapport au précédent contrôle ». Le dernier rapport sur la prison strasbourgeoise restait très critique :

« Les surveillants se montrent globalement passifs dans leurs rapports avec la population détenue, notamment lors des mouvements, attendant que les personnes détenues se manifestent. Ces dernières ont d’ailleurs déploré auprès des contrôleurs leur faible disponibilité et l’absence de suivi de leurs sollicitations. Ce manque de vigilance est particulièrement préoccupant s’agissant des violences dont peuvent être victimes des personnes détenues, les contrôleurs ayant été à même de constater que leur repérage n’était pas toujours réalisé avec la perspicacité et la promptitude voulues. »

Le paradoxe d’une prison qui enfreint la loi

C’est tout le paradoxe des prisons, qui doivent permettre de remettre des délinquants sur le droit chemin. Pourtant, ces établissements sont eux-mêmes en infraction avec la législation française et internationale. Comme l’indiquait sur le ton de l’évidence un officier de la maison d’arrêt lors de la visite du sénateur Jacques Fernique en juin 2022 : « En Europe, on est censé avoir des cellules individuelles, mais ça n’existe nulle part. »

C’est le paradoxe d’une institution qui punit les délinquants tout en enfreignant la loi. Photo : Abdesslam Mirdass / Rue89 Strasbourg

« Certains détenus cherchent à fuir les addictions et / ou une partie de leurs fréquentations de l’extérieur, synonymes de risque accru de récidive. Le cadre imposé par la prison peut parfois répondre à ces attentes. Mais la grande majorité des prisonniers souffrent des conditions de détention qui les isolent du reste de la société », constate un membre du personnel soignant de la maison d’arrêt de Strasbourg. Ce dernier rapporte les souffrances exprimées par les détenus, « les neuf mètres carrés partagés avec quelqu’un et les problèmes qui vont avec, les conditions d’hygiène dégradantes, le fait de devoir attendre des jours voire des semaines pour la moindre demande… »

« Le détenu peut se suicider sans qu’on le voie »

De l’extérieur, pour les surveillants, les cellules de la maison d’arrêt de Strasbourg ont un défaut. Leur configuration ne permet pas aux gardiens d’avoir une vue sur la fenêtre et les lits superposés. « Le détenu peut se suicider sans qu’on le voie par une pendaison en position assise sur les toilettes », avait expliqué un officier pendant notre reportage dans la prison strasbourgeoise. Dans la nuit du 21 au 22 juin 2022, un détenu s’est pendu dans sa cellule dans le quartier des arrivants de la prison de l’Elsau.

Sollicitée, la direction de la maison d’arrêt de Strasbourg n’a pas donné suite à notre demande d’entrevue.


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