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Rue Watteau : « Le trafic a tué le quartier ! »

Au coeur du quartier de l’Elsau, les habitants subissent l’activité des dealers, de jour comme de nuit. Face au sentiment d’inaction des pouvoirs publics, Rue89 Strasbourg révèle les projets de la police nationale, des associations et de l’Eurométropole de Strasbourg pour lutter contre le trafic de drogues.

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Rue Watteau : « Le trafic a tué le quartier ! »

Certains l’appellent le « four ». D’autres « point de fixation. » Dans la rue Watteau, au cœur de l’Elsau, le trafic de drogues s’est installé dans les recoins abandonnés du quartier. Cannabis surtout, mais aussi cocaïne et héroïne sont cachés dans un snack inactif, derrière le rideau fermé d’un supermarché, dans des voitures à l’abandon. Quatre Elsauviennes ont accepté de témoigner de leur quotidien de voisines et victimes du deal.

Enfants et seringues

Les mères de famille s’inquiètent surtout des dangers du deal pour les enfants. « Place Nicolas Poussin, les petits jouent à côté des dealers », lâche Ayşe (les prénoms des habitantes ont été modifiés) en regrettant l’époque des sorties insouciantes dans le parc.

Aujourd’hui, elle garde un oeil constant et inquiet sur sa nièce de sept ans : « Par terre, il y a parfois des seringues ou des pochons. » Nilifaş craint plutôt l’influence des jeunes dealers sur son fils : « Il m’a dit qu’il avait entendu parler de salaire de 1 500 euros par mois… »

Seringue utilisée par les usagers d’héroïne ou de cocaïne. Photo prise à l’arrière de l’arrêt de tram Elsau, côté jardins partagés, le 29 juillet 2019 (Photo Guillaume Krempp / Rue89 Strasbourg)

Dans la rue Watteau, le trafic s’est immiscé jusque dans les caves et les appartements vides. Dans plusieurs immeubles, la porte principale ne ferme plus et les caves servent à se shooter, de toilettes, de cachette ou de chambre. Les vols de poussettes ou de vélos sont courants. La musique et les conversations, dehors en pleine nuit, empêchent de dormir. Mais peu de riverains de la rue Watteau osent s’opposer aux dealers, estime Ayşe : « On est toujours les mêmes à dire quelque chose. Les gens ont peur… »

Une porte fracturée dans la cave d’un immeuble de la rue Watteau.

Aysel, Ayşe, Nilifaş et Demet ont appelé plusieurs fois la police, alerté le bailleur social, tenté de lancer une pétition… Mais rien ne change, selon elles. Pire : les tensions montent entre habitants et dealers. « Combien de fois mon oncle les a foutus dehors… Il faut attendre que ça finisse mal pour que ça change ? Le trafic a déjà tué le quartier ! », s’énerve Ayşe qui dénonce des interventions « inutiles » de la police : « Ils n’arrêtent personne alors qu’ils savent très bien où la drogue est cachée… »

Objectif : « Inculper les têtes du réseau »

« Les riverains ont l’impression d’être abandonnés, c’est tout le contraire », veut rassurer Jean Hayet, directeur central adjoint de la Sécurité publique du Bas-Rhin. Depuis le 1er janvier 2019, la police a relevé 80 affaires de stupéfiants dans le quartier, entre usage, revente de petites quantités et trafic. Les policiers constituent un dossier afin d’inculper les têtes du réseau : « Pour les Elsauviens, cela semble mieux que l’on patrouille et que l’on coffre. Mais l’expérience montre que ça ne fait que déplacer le problème. »

Une action coordonnée

Dans le cadre du projet gouvernemental « Police de sécurité du quotidien », un réserviste de la police nationale intervient dans le quartier pour tenter de nouer une confiance avec les habitants. Sur de petits prospectus, les Elsauviens sont invités à « signaler des situations relevant d’incivilités » et à exprimer leurs « interrogations ou observations sur des problématiques de sécurité. » Tous les quinze jours, policiers, bailleurs sociaux, responsables de la sécurité pour l’Eurométropole ou associations se réunissent pour coordonner leurs efforts. Jean Hayet poursuit :

« Cela nous permet aussi de mieux cibler notre action, sur des créneaux horaires plus intéressants, en priorisant la sécurité des voisins du deal. En parallèle, on récolte les informations pour nos investigations. »

Flyer distribué à l’Elsau dans le cadre du déploiement de la « Police de sécurité du quotidien ».

La police ne suffit pas

Suite à une plainte d’une Elsauvienne pour « menaces, agressions et dégradations », la police a ainsi pu intervenir pour assurer la sécurité de l’habitante. Mais le problème s’est effectivement déplacé au pied d’une autre tour… Jean Hayet l’admet : « Quand on clôt un dossier (lié au trafic de drogues, ndlr), c’est toujours temporaire. » Comprendre, quand un réseau est démantelé, son territoire est rapidement réinvesti par d’autres trafiquants. Plusieurs acteurs proches du dossier parlent d’un « cercle vicieux ».

Au même endroit, photo prise le 5 septembre.

Sur le terrain, des habitants et des travailleurs sociaux s’activent pour réagir à « la promesse d’égalité républicaine non-tenue. » Rue Martin Schongauer, des bénévoles de l’association Mémoires Vives veulent lancer une « université populaire des quartiers. » Ils espèrent bien bénéficier d’une partie des fonds alloués à la rénovation urbaine à venir. Hasard du calendrier, l’Elsau, ainsi que le Neuhof et la Meinau vont immédiatement bénéficier de 100 000 euros de subventions dans le cadre du label « Cités éducatives ». Le projet gouvernemental a débloqué 34 millions d’euros au niveau national pour améliorer la réussite des élèves de 80 quartiers.

Un projet d’insertion à venir ?

Au cours des deux dernières années, l’Eurométropole de Strasbourg a travaillé à l’élaboration d’un projet de prévention et d’insertion pour l’Elsau. « Face au problème du trafic, il n’y a pas une seule solution. On n’arrive pas sur un territoire comme ça, c’est de la dentelle », confie une source proche du dossier.

S’il obtient un financement, le « Travail alternatif payé à la journée (TAPAJ) » devrait être mis en place dans le quartier. Luc Gillmann, adjoint (PS) au maire en charge du quartier Elsau, décrit le dispositif :

« TAPAJ, c’est une régie de quartier pour pouvoir embaucher des jeunes de moins de 25 ans afin de les aider à s’insérer dans le monde du travail. Ils seraient payés à la journée pour ramasser les seringues ou faire de la médiation auprès des habitants. J’ai donné un avis favorable pour le financement du projet (qui devrait être débattu au conseil municipal d’octobre, ndlr) »

« Où est-ce qu’on va aller ? »

Victimes du trafic, les habitants de la rue Watteau côté pair devront déménager. La rénovation du quartier prévoit la destruction de leur immeuble. Luc Gillmann explique ce choix urbanistique :

« L’ouverture de la rue Watteau sur la place du centre social et culturel devrait mettre fin au trafic dans cette zone. Sans cachette, au milieu d’une grande place, le deal devrait disparaître, même si l’on sait qu’il ne fera que se déplacer. »

« Et nous, où est-ce qu’on va aller ? », se demandent les quatre Elsauviennes. Certaines partiraient volontiers, d’autres restent attachées à leur quartier. Ailleurs, les loyers seront-ils toujours aussi abordables ? Les familles installées dans plusieurs logements de l’Elsau seront-elles séparées ? Voilà de nouvelles sources d’inquiétude pour les habitants des logements bientôt détruits. Elles feront l’objet du troisième épisode de la série « Rue Watteau – Au cœur de l’Elsau délaissé. »


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