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La plateforme Mediflash soupçonnée de travail illégal

Dans un courrier envoyé à des dizaines d’Ehpad, l’inspection du travail du Grand Est avertit que Mediflash s’est rendu coupable de travail illégal. La plateforme met en relation des Ehpad avec des aides-soignantes au statut d’auto-entrepreneur.

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La plateforme Mediflash soupçonnée de travail illégal
Dans les Ehpad, les équipes d’aides-soignantes connaissent un sous-effectif chronique. Une opportunité saisie par la plateforme Mediflash.

« Je ne comprends pas comment vous pouvez encore faire la promotion de votre entreprise alors que vous êtes en procédure pour travail dissimulé. » On peut lire ce commentaire cinglant sous une publication Facebook de la plateforme Mediflash. Il a été posté par Melinda. L’aide-soignante strasbourgeoise a d’abord cru aux promesses de l’entreprise, fondée en juillet 2020 par trois anciens étudiants du Master Entrepreneurs de la prestigieuse école de commerce HEC. Sur les réseaux sociaux, la société promet « des missions de renfort valorisantes et très bien rémunérées ! » dans le métier du soin en établissement de santé ou médico-social, en particulier en Ehpad. Melinda a signé avec Mediflash. Avant de déchanter.

À l’Urssaf : « Ils vont me la faire à la Deliveroo »

Après 12 ans d’expérience en tant qu’aide-soignante, Melinda s’inscrit en janvier 2022 sur la plateforme Mediflash convaincue par une collègue. Cette dernière vante « une nouvelle boîte, qui verse un salaire sans retirer les charges sociales ». Melinda réalise ses premières missions sans avoir créé son auto-entreprise. La société parisienne n’y voit rien à redire. Mais une fois le mois passé, l’aide-soignante de 30 ans ne perçoit aucun virement bancaire. Elle s’en inquiète et découvre alors qu’elle ne sera pas payée tant qu’elle n’a pas fourni le numéro d’immatriculation de son entreprise personnelle…

Lorsqu’elle se rend à l’Urssaf pour tenter d’accélérer l’immatriculation de sa société, Melinda échange avec une salariée de l’organisme à Schiltigheim. Cette dernière découvre le fonctionnement de Mediflash et réagit sans hésiter, comme le rapporte l’aide-soignante strasbourgeoise :

« Elle m’a dit que le statut des aides-soignantes leur interdit de travailler en auto-entreprise. Elle était fâchée. Elle a dit ”Ceux-là, ils vont me la faire à la Deliveroo”. Je lui ai donné le nom de Mediflash, parce qu’elle voulait tout de suite les appeler et leur dire que c’était du travail dissimulé. »

Par la suite, Melinda alerte ses collègues dans une maison de retraite (Ehpad) strasbourgeoise :

« Il y avait une dizaine de personnes qui travaillaient avec Mediflash. Certaines n’avaient pas compris qu’il fallait déclarer ses revenus auprès de l’Urssaf et que leur revenu net, ce serait 50% de la somme que fait miroiter la plateforme. »

L’aide-soignante est en colère. D’où son commentaire sur la page Facebook de Mediflash. Melinda explique :

« Ma cousine a bossé là-bas en tant que faisant fonction d’aide-soignante, parce qu’elle n’est pas diplômée. Je trouve que Mediflash abuse de la vulnérabilité des personnes, qui espèrent gagner plus en passant par eux. »

2 500 missions dans plus de 500 établissements

Fondée en pleine pandémie, Mediflash ne prétend pas seulement offrir flexibilité et revenus attractifs à des soignants. Les fondateurs de la plateforme affirment aussi qu’ils répondent à un besoin urgent de nombreux établissements de santé confrontés au manque de médecins, d’infirmières et d’aides-soignantes en particulier.

Aides-soignantes attirées par des « missions très bien rémunérées ! », Ehpad en sous-effectif chronique… Tout concourt au bon fonctionnement de la plateforme Mediflash. Selon le cofondateur de la société, Stanislas Chastel, « 22 000 professionnels de santé se sont inscrits et 2 500 ont réalisé des missions dans plus de 500 établissements ». Selon ses dirigeants, Mediflash récupère une commission « située entre 18 et 22%, prélevée sur la rémunération du soignant ». Une estimation sous-évaluée. Selon nos informations, la commission moyenne prélevée peut monter jusqu’à 25 voire 30%.

Une circulaire signée par deux ministres

Mais la start-up a fini par attirer l’attention de deux ministres. Le 30 décembre 2021, la ministre du Travail Élisabeth Borne et le ministre de la Santé Olivier Véran signent une circulaire destinée aux directeurs des agences régionales de santé, les appelant à la vigilance concernant les « plateformes proposant la mise en relation avec des professionnels paramédicaux exerçant sous statut indépendant ». L’avertissement repose sur deux points :

  • « les conditions d’exercice de certaines professions réglementées du secteur de la santé font obstacle à l’exercice même de ces activités sous un statut d’indépendant, en particulier pour les aides-soignantes qui ne peuvent exercer seules, sans contrôle ou responsabilité d’un infirmier diplômé d’État »
  • « l’exercice de ces professionnels (les aides-soignantes, ndlr) en tant que travailleur indépendant au sein des établissements de santé ou médico-sociaux peut tomber sous le coup de la qualification de travail dissimulé »

Les belles intentions de Mediflash

Auditionnés par la commission d’enquête sur les Uber Files (qui avaient révélé le lobbying d’Uber entre 2014 et 2016, à travers le ministre de l’Économie de l’époque, Emmanuel Macron), le 30 mars 2023, les dirigeants de Mediflash déroulent une communication pleine de bonnes intentions. Le cofondateur Maxime Klein décrit l’objectif de « rendre plus attractives les professions de santé et accompagner les soignants tout au long de leur carrière », et d’ »améliorer les conditions de travail des soignants en les aidant à mieux gérer leur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle ». Il estime enfin que son entreprise permet de « revaloriser les métiers du soin en offrant plus de liberté, tout en aidant les établissements à faire face aux tensions de recrutement ».

Interrogé sur le risque de travail dissimulé lié à l’organisation de Mediflash, Maxime Klein a affirmé devant la commission d’enquête que « rien dans la loi n’interdit à un aide-soignant d’être auto-entrepreneur ». Le cofondateur de la plateforme affirme que le « requalification en salariat doit être appréciée au cas par cas par le juge ». Auprès de Rue89 Strasbourg, la communication de l’entreprise assure avoir introduit un recours auprès des ministères du Travail et de la Santé contre la circulaire des ministres Borne et Véran.

Des contrôles et un courrier de l’inspection du travail

Par la voix du deuxième cofondateur, Stanislas Chastel, la direction de Mediflash va même jusqu’à se plaindre « de nombreux contrôles de l’Urssaf et de la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) diligentés dans des établissements utilisateurs de Mediflash ». Le dirigeant d’entreprise exagère le nombre de contrôles, affirmant qu’il y en a eu cinquante – au lieu des 11 interventions de l’inspection du travail qui se sont déroulées en janvier 2023 dans les quatre départements du Grand Est. Maxime Klein déplore les conséquences de ces interventions de l’inspection du travail : « Certains établissements ont pris peur et ont préféré suspendre leur collaboration. »

Le 22 septembre 2023, la Dreets Grand Est a alerté les Ehpad clients de Mediflash. L’enquête de l’inspection du travail a révélé une « situation irrégulière au regard des dispositions du Code du travail relatives au travail illégal », indique le courrier que Rue89 Strasbourg a pu consulter :

« Il vous appartient d’enjoindre votre co-contractant de faire cesser cette situation. À défaut, vous seriez tenu solidairement au paiement des impôts, taxes, cotisations, rémunérations et charges ainsi que des pénalités dues par ce dernier au Trésor ou aux organismes de protection sociale. »

Un second signalement à venir

Pour l’inspection du travail, les aides-soignantes en contrat avec Mediflash ne sont pas des travailleurs indépendants dans les faits. Lorsque Melinda se voit proposer un contrat de quelques jours en Ehpad, elle reçoit un SMS sur les détails de sa mission. Le tarif, les horaires, les dates et le lieu ne paraissent pas négociables. De plus, l’aide-soignante intègre ensuite un service organisé où elle suit les consignes de sa direction. Enfin, comme en témoigne une autre aide-soignante interrogée, le fait de ne pas honorer une mission entraîne une sanction immédiate par l’interdiction d’accès à la plateforme Mediflash. Tous ces éléments convergent vers une absence totale d’autonomie, incompatible avec le statut de travailleur indépendant.

Pris en flagrant délit de travail illégal, Mediflash devrait donc faire l’objet d’un signalement de la part de l’inspection du travail. Contactée, la Dreets Grand Est n’a pas donné suite invoquant « un dossier en cours ».

Ce serait le deuxième signalement concernant la plateforme, déjà signalée auprès du parquet de Paris le 11 septembre 2023 pour « travail dissimulé » par la députée La France Insoumise Danielle Simonnet (lire son interview).

Côté Ehpad : « Le gouvernement est responsable de cette situation »

Fanny (le prénom a été modifié) est responsable de l’équipe aide-soignante d’un Ehpad strasbourgeois. Pour elle, les considérations juridiques autour de la plateforme comptent moins que la nécessité de maintenir des effectifs complets malgré les arrêts maladie fréquents dans cette profession pénible :

« J’ai commencé à travailler avec eux parce que c’est moins cher par rapport à un même volume d’heures en intérim. Si j’ai besoin de quelqu’un demain, Mediflash me trouve tout le temps quelqu’un. »

Selon Fanny, les pouvoirs publics sont responsables de cette situation, et il leur appartient de proposer une alternative aux établissements de santé qui doivent renoncer à Mediflash :

« En début de carrière, une aide-soignante gagne entre 1 500 et 1 600 euros avec la prime Ségur. Elle atteint les 1 800 euros avec 10 ans d’expérience. Si les aides-soignantes étaient bien payées, autour de 2 200 ou 2 500 euros nets par mois, elles se casseraient moins la tête, elles seraient salariées et nos effectifs seraient stables et complets. Aujourd’hui, j’ai deux postes en CDI mais je n’arrive pas à recruter. Tout augmente mais pas le salaire. Et sur ce dernier point, le gouvernement est responsable de cette situation. »

Mediflash : un mauvais « bon plan »

C’est tout l’effet pervers de l’ubérisation dans le secteur médical et médico-social. Mediflash peut se targuer de répondre à un besoin urgent des Ehpads en proposant des aides-soignantes autoentrepreneuses à un tarif plus avantageux que des intérimaires. Mais à plus long-terme, l’entreprise contribue au problème qu’elle prétend résoudre. En éludant des millions d’euros de cotisations sociales patronales, la branche dépendance de la Sécurité sociale perd des financements. Ce manque à gagner se répercute au final… sur les Ehpads. Dans l’urgence, la plateforme apparaît comme une opportunité. Avec le recul, Mediflash ressemble plutôt à un mauvais « bon plan ». D’autant que les Ehpad clients pourraient bien (comme nous le révélons ici) payer solidairement les impôts, taxes, cotisations sociales et autres pénalités dues par Mediflash si la société était condamnée pour travail illégal.


La plateforme Mediflash met en relation des établissements de santé, en particulier des maisons de retraite, avec des aides-soignantes au statut d’autoentrepreneur. Une pratique illégale qui perdure depuis la fondation de la société en juillet 2020. Avertissement de deux ministères aux agences régionales de santé en décembre 2021, contrôles de l’inspection du travail en janvier 2023, signalement d’une députée pour travail dissimulé le 11 septembre 2023… L’étau se resserre sur l’entreprise.

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