Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Réforme des retraites, émeutes, Stocamine… L’année 2023 vue par les journalistes de Rue89 Strasbourg

2023 a débuté avec un mouvement social historique et s’est achevé sur le vote de la loi immigration, une victoire idéologique pour le Rassemblement National. Retour sur une année éprouvante pour votre média local et indépendant qui ne cesse d’assumer un journalisme engagé.

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Réforme des retraites, émeutes, Stocamine… L’année 2023 vue par les journalistes de Rue89 Strasbourg

2023. Pour la rédaction de Rue89 Strasbourg, l’année a commencé par un mouvement social historique. Chaque jour jusqu’en mai, votre média indépendant a vécu pleinement l’une de ses raisons d’être. Chaque semaine, nous avons publié les informations pratiques sur les manifestations à venir. À chaque manifestation, nous avons donné la parole aux personnes les plus concernées par la réforme des retraites. Au fil des mois de mobilisation, nous avons enquêté sur la répression des manifestants et des organisations syndicales unies pour faire reculer le gouvernement. En vain. Premier coup dur pour la petite équipe mobilisée.

Manifestation strasbourgeoise contre la réforme des retraites le jeudi 19 janvier 2022. Photo : Pascal Bastien / Rue89 Strasbourg

Maigre consolation : la tentative d’apaisement lancée en avril par le président de la République a échoué à Sélestat. Nous étions sur place pour raconter le passage chahuté d’Emmanuel Macron en Alsace.

Mort de Nahel et soulèvements

S’en est suivie la mort de Nahel, abattu le 27 juin lors d’un contrôle routier par un policier. Cet énième cas de violence policière, à la différence notable qu’il a été filmé, suscite des soulèvements dans les quartiers populaires partout en France. Encore un moment de mobilisation intense pour notre petite rédaction d’une quinzaine de journalistes, dont six permanents. Il a fallu rendre compte des nuits d’émeutes, donner la parole aux habitants et habitantes des quartiers touchés et contextualiser l’événement dans la longue histoire des violences policières. Roni Gocer revient sur son travail sur le sujet :

« C’est un travers connu du journalisme : lorsque les quartiers s’embrasent, on envoie les journalistes, pas avant. Même si, essayant de raconter le quotidien des habitants des quartiers populaires en dehors de ces périodes, nous avons nous aussi augmenté significativement nos papiers sur la banlieue après la mort de Nahel.

Au-delà d’une chronique des voitures brûlées, nous voulions prendre un peu de recul. Je me suis lancé dans l’écriture d’un papier revenant sur les précédentes réactions aux bavures policières. Plus encore que les « émeutes nationales » suivant la mort de Zyed et Bouna en 2005, j’ai réalisé que les quartiers strasbourgeois ont des deuils et des colères qui leurs sont propres.

C’est le cas de l’histoire d’Hassan Jabiri, un Marocain de 33 ans habitant le Neuhof et tué lors d’un contrôle routier par un gendarme, en 2004. Le quartier le pleure, proteste. Il y a de la casse. Tout le monde est persuadé que le gendarme s’en sortira impunément. Trois ans plus tard, il est condamné à huit mois de prison avec sursis. En discutant sur le terrain avec les habitants, je réalise que beaucoup connaissent déjà l’histoire, qui se transmet jusqu’aux plus jeunes.

En écrivant, j’ai eu peur de mentionner son nom de famille, de réveiller des souvenirs. Hassan avait une petite fille, qui n’aura pas eu le temps de bien connaître son père. Lorsque le papier est sorti, j’ai repensé à l’utilité de cet article. Ça faisait presque vingt ans ; même sans la mort de Nahel, l’histoire méritait un article. Quelques jours plus tard, je reçois un message de sa fille, qui a désormais mon âge. Après des études réussies, elle travaille à Paris et s’est éloignée de tout ça. Savoir qu’elle a apprécié qu’on reparle de son père a donné beaucoup plus de sens à l’article. »

Roni Gocer, journaliste pour Rue89 Strasbourg
Entrée du collège Sophie Germain après la nuit d’émeutes. Photo : Guillaume Krempp / Rue89 Strasbourg / cc

La migration et ses drames

Au courant de l’été, une triste nouvelle est parvenue à notre journaliste Camille Balzinger, spécialisée dans les thématiques liées à la migration et à l’asile. Confrontée quotidiennement à des récits de précarité extrême de personnes en attente d’un hébergement d’urgence ou de titres de séjour, elle raconte la fin tragique de l’une de ses sources :

« Géorgien, combattant en Ukraine, Makho a cherché l’asile en France en 2022. Après avoir raconté son histoire à Rue89 Strasbourg, le père de famille a passé plusieurs mois à attendre la décision de l’Office français pour la protection des réfugiés et des apatrides. Il a reçu une réponse négative, entamé la procédure pour faire appel et est retourné combattre en Ukraine. Il est décédé sur le front.

À Strasbourg, en attendant une réponse à sa demande d’asile, Makho restait enfermé chez lui. Il n’a pas eu accès aux cours de français et n’avait pas le droit de travailler. Il tournait en rond.

En France, la demande d’asile est appréciée à l’aune du risque que le demandeur encourt à être renvoyé dans son pays d’origine. On considère que certains pays sont « sûrs », comme la Géorgie par exemple. Leurs ressortissants obtiennent rarement l’asile.

L’histoire de Makho a fait naître chez moi un sentiment de grande injustice : la France a failli à le protéger. Il est venu chercher de l’aide. En échange, l’État français a estimé que son histoire n’était pas assez tragique, et elle l’a renvoyé à la guerre.

Lorsqu’on écrit sur des sujets très humains, il est difficile d’être un simple témoin. Parfois, ces histoires nous questionnent sur l’utilité de notre travail, quand ces récits semblent si loin des préoccupations quotidiennes des Français.

Puis on finit par se dire que laisser une trace de ces récits est crucial et que c’est aussi à ça qu’on sert, nous journalistes. Souvent enfin, les histoires qu’on raconte, quel que soit leur impact sur nous, permettent de mettre des visages sur des mots tels que « migrants » ou « réfugiés », à illustrer la violence d’une juridiction silencieuse ou encore à recréer un peu d’altérité et d’empathie. »

Camille Balzinger, journaliste pour Rue89 Strasbourg
Makho hommage
Géorgien, combattant en Ukraine, Makho a cherché l’asile en France en 2022. Il est mort sur le front ukrainien après avoir vu sa demande d’asile refusée. Photo : Document remis

Stocamine : un scandale environnemental

La rentrée scolaire a constitué un autre moment fort en cette année déjà dense. Après plusieurs mois d’enquête menée en collaboration avec le quotidien allemand Badische Zeitung, nous avons publié notre série dédiée au centre d’enfouissement de déchets ultimes à Wittelsheim « Stocamine : comme un poison dans l’eau ».

Manifestation contre l’enfouissement définitif de 42 000 tonnes de déchets ultimes sous la nappe phréatique rhénane à Wittelsheim le 23 septembre 2023.Photo : Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg

Un sujet aussi technique que d’intérêt public : la plus grande nappe phréatique d’Europe occidentale, alimentant en eau potable plus de cinq millions de personnes, est menacée de contamination par plus de 42 000 tonnes de produits toxiques stockés à Wittelsheim (Haut-Rhin). Thibault Vetter raconte son enquête sur ce scandale environnemental :

« Grâce à une bourse, j’ai pu consacrer des semaines entières à m’intéresser au site d’enfouissement de déchets industriels ultimes de Stocamine. Avec l’aide de ma consœur allemande Bärbel Nückles, j’ai mené cette enquête qui nous a permis de produire une dizaine d’articles avec des informations, des analyses ou des témoignages exclusifs.

L’exercice journalistique était difficile. Une partie des faits sur lesquels j’enquêtais ont eu lieu il y a 20 ans. De plus, le sujet est particulièrement opaque : il est impossible d’accéder aux déchets, situés à 500 mètres sous terre. C’est après de longues et difficiles démarches que j’ai réussi à consulter des centaines de pages d’archives. J’ai ainsi réussi à trouver des sources en capacité de témoigner sur cette problématique très technique.

Pourtant, à Rue89 Strasbourg, nous savons bien que Stocamine ne suscite pas d’audiences importantes. Mais nous avons tout de même décidé collectivement d’investir le sujet avec une grande intensité, tout simplement car nous estimons que ce scandale environnemental est d’intérêt public. Pour rappel, on parle ici d’un risque de pollution de la plus grande ressource d’eau potable d’Europe occidentale.

Ce choix éditorial du temps long de l’enquête malgré de faibles audiences est une posture rare dans le journalisme. Notre indépendance nous a permis de prendre cette décision. Aujourd’hui, je ne pense pas me tromper en disant que je suis probablement le journaliste qui a le plus enquêté sur Stocamine cette année. En novembre, la suspension provisoire de l’enfouissement des déchets par le tribunal administratif de Strasbourg m’a confortée dans le choix de donner une telle importance à cette décharge souterraine. »

Thibault Vetter, journaliste pour Rue89 Strasbourg

L’effondrement de l’hôpital public

Sans faire l’objet d’une actualité particulière cette année, l’effondrement de l’hôpital public fait partie des obsessions de Rue89 Strasbourg. En 2023, Maud de Carpentier a longuement enquêté sur les hôpitaux psychiatriques de l’Epsan. Un autre sujet dramatique, où nos journalistes se plongent dans des histoires extrêmement sensibles comme les suicides liés aux conditions de travail :

« Il y a plus d’un an, j’ai découvert les sujets sur l’hôpital public. J’ai raconté la souffrance des agents de l’Epsan (Etablissement Psychiatrique de Santé d’Alsace Nord) avec le suicide de Sébastien S., infirmier du travail. J’ai porté le témoignage d’un opérateur du centre d’appel du Samu, au bord du burn-out, et recueilli la parole des médecins des hôpitaux de Hautepierre ou du NHC, à bout. Et désabusés.

Ces enquêtes ont été longues, et difficiles. Car la puissance du système de l’hôpital public semble finalement inébranlable. Malgré la souffrance de ses agents, malgré les suicides, malgré les morts de patients. Rien ne semble faire bouger les choses.

En principe, je fais ce métier car j’ai l’espoir d’aider à porter la parole des gens qu’on n’écoute pas, ou mal. J’essaie de révéler des faits, parfois tus ou cachés. Avec l’idée que forcément, une fois que les vérités seront révélées au grand public, les choses changeront. Mais aujourd’hui, je réalise qu’aucun de mes sujets sur l’hôpital n’a suscité de changement positif pour les agents qui m’ont parlé. Certains ont simplement décidé de partir, et de quitter l’hôpital public. Ou alors ils continuent d’avancer, tête baissée et dents serrées. »

Maud de Carpentier, journaliste pour Rue89 Strasbourg

Une sombre fin d’année

En octobre, la rédaction s’est retrouvée confrontée aux répercussions d’un événement majeur sur la scène internationale. L’attaque du Hamas et ses 1401 victimes civiles en Israël ont provoqué une vive émotion localement. Face à des actes antisémites en hausse, la communauté juive de Strasbourg a craint pour sa sécurité. Puis les bombardements israéliens à Gaza, faisant progressivement monter le nombre de victimes à plus de 20 000 Palestiniens, ont suscité des manifestations de soutien à Strasbourg. Ces dernières ont d’abord été censurées à coups d’interdiction de manifester. Rue89 Strasbourg était encore là pour annoncer ces manifestations interdites, donner la parole aux manifestants et récolter les preuves de leur répression

Avant les fêtes de Noël, l’année s’est terminée par un dernier coup dur pour la rédaction. Le 19 décembre, la loi immigration est votée par l’Assemblée Nationale. Pour obtenir la majorité nécessaire, le parti présidentiel Renaissance a satisfait les exigences de durcissement du texte des députés Les Républicains. Résultat : la présidente du Rassemblement National Marine Le Pen annonce une « victoire idéologique » avec l’adoption de cette loi qui remet en cause le droit du sol, facilite les expulsions et freine l’accès aux allocations sociales pour les personnes étrangères.

Petite lueur d’espoir suite au 19 décembre : à Strasbourg, la mobilisation contre la loi immigration n’a pas tardé, entre blocage d’un bâtiment de l’Université, manifestation au lendemain soir de l’adoption du texte et appel à résister de la maire de Strasbourg Jeanne Barseghian (EELV). De quoi retrouver des forces pour ne pas céder au fatalisme : dès le début de l’année 2024, en enquêtes, en reportage et en annonces de manifestation, Rue89 Strasbourg sera à nouveau sur le terrain pour vous raconter la mobilisation à venir.


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