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À Strasbourg, les campements se multiplient avec près d’un millier de personnes à la rue

Moins de deux mois après le démantèlement du camp installé au pied du centre administratif, de nouvelles tentes ont fait leur apparition dans le centre et en périphérie de Strasbourg ces dernières semaines. Associations et hébergements d’urgence sont dépassés.

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À Strasbourg, les campements se multiplient avec près d’un millier de personnes à la rue

Un œil sur le volant, l’autre sous le couvert des arbres, Grégoire Spitz compte silencieusement les tentes en traversant le parc du Glacis de Strasbourg, un jeudi soir d’octobre. « Cela faisait un moment que nous n’étions pas venus et il y en a des nouvelles », relève ce bénévole de l’association Caritas avant de s’arrêter. « Bonjour, c’est la maraude ! Il y a quelqu’un ? », hèle-t-il en s’approchant d’un petit groupe de toiles tendues le long du sentier, montées sur des palettes et recouvertes de bâches étanches.

Un bénévole de la maraude de Caritas s’assure que personne n’a fait de malaise dans les tentes Photo : Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg / cc

En l’absence de réponse, le bénévole tire les fermetures Éclair pour regarder à l’intérieur. « On ne sait jamais, il peut y avoir quelqu’un de trop faible pour répondre. Ou une personne décédée. C’est déjà arrivé. » Grégorias, son binôme, revient lui aussi bredouille. Un homme passe à vélo et s’arrête à leur hauteur. Il désigne du doigt le remblai sur lequel il a installé sa tente il y a trois mois et d’où il « veille » sur le camp. Selon lui, la majorité des personnes vivant ici sont parties à la gare pour la distribution alimentaire de l’association Abribus.

« On ne se pose pas de questions »

Sur la petite place nichée derrière la porte du Fossé-des-remparts, ils sont cependant une demi-douzaine d’hommes à accepter les cafés proposés par l’équipe de la maraude. Parmi eux, Mohammed Ali, 34 ans, arrivé à Strasbourg il y a trois ans et au camp du Glacis depuis un an et demi. « Nous sommes une trentaine actuellement », reconnaît-il du bout des lèvres. « Le campement s’organise en “quartiers” : là, des ressortissants de pays d’Afrique de l’Est et du Moyen-Orient, là, d’Afghanistan, ici, d’Afrique de l’Ouest… »

« Il y a toujours eu du monde au Glacis », explique Grégoire Spitz, bénévole à Caritas. « Mais ça bouge beaucoup. Des gens arrivent, d’autres repartent, on ne sait jamais combien de personnes on va y rencontrer. »

Pourquoi tant de nouvelles arrivées alors ? Mohammed Ali élude. « Entre nous, on ne se pose pas de questions. Quand on voit quelqu’un arriver, on observe d’abord si ça se passe bien », poursuit le jeune homme, attentif à la « sécurité » du camp.

Chacun fait sa vie. « Si je vois quelqu’un dormir sur un banc et que j’ai une couverture en rab, je lui donne. Mais je ne peux pas faire plus, je ne suis pas assistante sociale », grince l’habitant du Glacis. Dans un coin, un jeune homme fait des aller-retours sur la musique d’attente du 115. Mohammed Ali, lui, n’appelle plus le numéro du service d’accueil d’hébergement d’urgence depuis longtemps. « Ils m’ont donné une semaine à l’abri une fois en trois ans. C’est tout. » Parmi les anciens du camp, plus personne ne prend la peine d’appeler désormais, affirme-t-il.

Certains sont même arrivés ici après un début de stabilisation. C’est le cas d’Exaucé, 26 ans, originaire de République démocratique du Congo. « Je suis en France depuis 2016 et à Strasbourg depuis 2017 », retrace-t-il dans un français impeccable, avec un large sourire. Après deux années passées à étudier le droit tout en travaillant à côté, le jeune homme s’est retrouvé en difficulté au moment du Covid. « J’ai perdu mon job et j’ai été placé en hôtel », explique-t-il. Exaucé a ensuite vécu un an et demi en hébergement d’urgence. Mais au printemps, il a connu « trois mois de galère » à la rue. Le jeune homme espère aujourd’hui obtenir un logement social. Mais « il n’y en a pas assez. Ils vont d’abord aux familles. En tant que célibataire, je ne suis pas prioritaire », précise-t-il. Une fois stabilisé, Exaucé espère poursuivre ses études pour obtenir sa licence.

Dormir en sécurité

À 20h, la petite équipe de Caritas décolle en direction de la place Brant. Quai du Maire-Dietrich, en face du Palais universitaire, une trentaine de tentes ont également fait leur apparition depuis septembre, sur l’étroite pelouse bordant l’Ill. Là aussi, les bénévoles comptent de nouvelles toiles et une poignée d’espaces libérés. « Quelques familles géorgiennes sont parties s’installer en face du Secours populaire à Krimmeri, à la Meinau », explique Grégoire Spitz. Un autre camp est en train de se former là-bas, à l’écart du centre-ville.

Fin de la maraude au campement situé en face du café Brant, les bénévoles rentrent au local de Caritas pour faire un point sur les différentes situations Photo : Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg

L’équipe s’approche d’un petit groupe d’hommes rassemblés au centre de quelques tentes, autour d’une grande gamelle fumante. « Vous voulez goûter ? », propose un des convives tandis qu’un autre se lève discrètement et dégaine son téléphone. La conversation s’amorce entre les bénévoles et les habitants du camp, avec ici encore la musique d’attente du 115 en fond sonore. Drôle d’écho diffusé par plusieurs combinés en même temps. Chaque communauté du campement tentant sa chance.

Quelqu’un décroche enfin au bout de la ligne de Jamal Mohammed. Le dialogue est difficile. « Allo ? Allo ? Il n’y a pas de place ce soir », répond la voix, sobrement. Le jeune homme souffle en raccrochant. Cela fait un mois qu’il vit place Brant. « Avant, je travaillais la journée. Je conduisais un camion. Mais j’ai arrêté, c’est trop compliqué et fatiguant quand on dort dehors. » Ici, il n’est pas loin des douches publiques de La Bulle, rue Fritz-Kiener. Et il se sent en sécurité, à côté de toutes les familles installées tout près. Pas comme à la gare, où il y a « beaucoup de problèmes ».

Du camp de l’Étoile à la place Brant

Le campement compte des tentes de toutes tailles. Dans la semi-obscurité plus éclairée par les écrans de téléphone portable que par les lampadaires, les familles se réunissent et discutent, puis viennent à la rencontre des bénévoles pour prendre un café et quelques paquets de chips. Ou pour leur demander d’appeler le 115 en leur nom. Angela Magalian se présente volontiers. « J’étais la première à installer ma tente ici le 31 août », retrace cette mère de famille de 33 ans. La jeune femme a quitté la Géorgie avec mari et enfants. « Mon compagnon a une sclérose en plaques. On ne pouvait pas le soigner là-bas. Certains soins coûtaient beaucoup trop cher », détaille-t-elle en évoquant un traitement à 2 000 euros.

Angela a quitté Brumath pour se rapprocher de l’hôpital de Strasbourg et appelle tous les jours le numéro de l’hébergement d’urgence pour demander un logement. Parmi les autres habitants, un certain nombre de personnes ont connu le camp de la place de l’Étoile, puis l’hôtel avant d’arriver place Brant.

Albanaise, Cristina dort « dans la voiture de son ami » avec ses deux enfants. « J’ai vécu un moment à l’hôtel, mais ça se passait très mal », explique-t-elle, évoquant à la fois l’impossibilité de cuisiner et des difficultés avec le gérant de l’établissement qui entrait chaque jour dans la chambre sans frapper pour intimer à ses enfants de ne pas en sortir.

Ce jeudi soir, elle est venue faire du repérage pour s’installer au camp et rejoindre son amie Dahlia, mère de famille, elle aussi. « J’ai un titre de séjour et je travaille la journée. Mes enfants vont à l’école. J’appelle tous les jours le 115 pour demander un logement. »

« Nous avons des papiers  ! »

Au centre du camp, cinq familles syriennes ont installé leur tente il y a une semaine environ. « Nous sommes arrivés à Strasbourg il y a une vingtaine de jours », détaille Nour (prénom modifié), une adolescente de 15 ans traduisant pour ses parents. « Au début, nous étions à la gare, mais nous ne nous sentions pas en sécurité. On nous a dit de venir ici. » Sa famille a quitté la Syrie pour la Guyane française. « Nous avons des passeports, des papiers », insiste la jeune femme.

Au bout d’un quart d’heure de conversation, le petit groupe évoque un document leur ayant été remis en fin d’après-midi par deux hommes. À eux, ainsi qu’à toutes les personnes majeures présentes sur le camp. Il s’agit d’une convocation au tribunal le 20 octobre, dans le cadre d’un « référé mesure utile » déposé par l’Eurométropole de Strasbourg, propriétaire du terrain où ils se sont installés. Une procédure visant à préparer l’expulsion du camp. Les habitants découvrent la nouvelle au moment où le document leur est lu et traduit par les bénévoles. « Mais où allons-nous aller après ? »

Fenide est médecin et bénévole pour Caritas. Pendant la maraude, plusieurs habitants du campement l’abordent concernant des problèmes de santé des habitants (Photo Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg).

« Environ un millier de personnes dehors à Strasbourg »

La situation à la rentrée 2023 inquiète vivement les acteurs de terrain, comme Nicolas Fuchs, coordinateur régional de Médecins du monde :

« On constate une multiplication des lieux de vie et un renforcement des sites existants depuis plusieurs semaines. Et pour être tout à fait honnête, nous avons du mal à suivre. Un site en remplace un autre et, à chaque déplacement ou expulsion, on perd toute notre expertise et tout notre savoir sur le lieu. »

La réapparition d’une multitude de petits campements semble donc marquer le début d’un nouveau cycle, poursuit Nicolas Fuchs :

« À Strasbourg, on a commencé à voir des camps apparaître en 2017. Puis il y a eu des ouvertures de squats, par d’anciens habitants du Glacis d’ailleurs. Ensuite, il y a eu la crise covid où l’on a vu qu’il était possible, lorsqu’il y avait une volonté des pouvoirs publics de mettre tout le monde à l’abri. Il n’y avait plus personne dans la rue ou presque. Aujourd’hui, on compte environ un millier de personnes dehors à Strasbourg. »

Un chiffre corroboré par Floriane Varieras, adjointe à la maire de Strasbourg en charge des solidarités, qui confirme début octobre qu’environ « 800 personnes distinctes ont appelé le 115 en une semaine ».

Au mois de septembre, le 115 dénombrait ainsi 7 300 appels par semaine (une personne pouvant appeler plusieurs fois) avec un taux de décrochage de 26%, contre 3 900 appels par semaine un an auparavant, avec un taux de décrochage alors de 70%.

Comment en est-on arrivé là ? Nicolas Fuchs avance l’hypothèse d’un « problème de fluidité dans les parcours permettant de passer de l’hébergement d’urgence au logement » et une « volonté des pouvoirs public de faire le tri en fonction des situations, de l’existence ou non de titres de séjours ».

Nicolas Fuchs estime qu’il faut environ trois semaines à une famille pour entrer dans le circuit de la demande d’asile. Un délai pendant lequel les gens dorment souvent dehors, aux côtés d’autres victimes de ce système congestionné.


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