Gilbert vient à ma consultation pour la deuxième fois, poussé par sa compagne dont je suis le médecin traitant. Il a du mal à me parler et s’excuse dix fois de me déranger pour ça :
« Je ne suis pas malade, mais ma compagne dit que je dois venir vous voir. »
Après avoir refusé un arrêt maladie, le comptable revient en dépression
Il a du mal à dire que c’est le travail qui ne va pas. Il a perdu 7 kilos depuis la dernière fois que je l’ai vu pour une bronchite l’automne dernier. Il raconte, il est reponsable d’un service de comptabilité d’une assez grosse entreprise. Il dit la masse de travail : les 50 heures par semaine d’abord , puis les week-end passés au travail, puis le 24 décembre jusqu’à 22 heures, le 31 décembre jusqu’à 22 heures aussi, ses demandes réitérées d’aide, d’embauche d’un comptable, les promesses jamais tenues d’embauche, d’augmentation de salaire…
Il ne dort quasiment plus que quelques heures par nuit, pensant toujours à tout le travail en retard, à celui qui s’ajoute chaque jour. Je vais vais avoir une consultation très longue avec Gilbert. Il va refuser mon arrêt de travail dans un premier temps. Il reviendra en pleine dépression.
La serveuse et ses horaires, le fonctionnaire piégé suicidaire
Marine est jeune, elle a 21 ans . Elle n’a pas de qualification. Elle travaille comme serveuse dans un restaurant de Strasbourg. Ses horaires sont très astreignants : 10h-16h et de 18h jusqu’à minuit, ou plus. Les 35 heures n’existent pas pour elle. Cela fait deux ans qu’elle fait ce travail. Elle ne voit plus ses amis, travaille tous les week-end, ne prend pas ses congés parce qu’on les lui refuse. Elle vient me voir parce qu’elle n’arrive plus à dormir.
Elle veut des somnifères . La consultation se prolonge. Elle dit être agressive avec sa famille, et avoir coupé les ponts avec sa sœur. Je lui dis d’aller se renseigner à l’inspection du travail, elle me répond que c’est se faire virer immédiatement et qu’elle a peur de ne pas retrouver du travail comme les restaurateurs se connaissent entre eux.
Jean est fonctionnaire, il vient me voir avec un tableau dépressif sévère d’emblée. Il a des idées de suicide. Il me raconte son enfer. Il a candidaté pour un poste, une promotion pour lui, dans un autre lieu de travail que le précédent. Au bout d’un mois, il n’a toujours pas eu de formation de la personne qui était censée lui apprendre les détails de fonctionnement du service qu’il dirige. Et pour cause : cette personne est elle-même partie ailleurs. Le deal était tout autre au départ : trois mois en binôme. Il se présente à moi comme un imposteur qui n’a aucune légitimité à son poste. Il lutte en travaillant d’arrache-pied , mais rien n’y fait. Son estime de soi a disparu dans cette histoire. Mourir est devenu la seule issue.
Marie est interne en médecine. Elle consulte pour des insomnies, des douleurs abdominales, des crises d’angoisse et surtout ne sait pas si elle va continuer ses études alors qu’elle est à un an de finir ses stages. Elle galère à mettre en place un sujet de thèse avec un directeur qui n’est pas vraiment présent pour elle. Elle me dit qu’elle n’a le temps de rien et qu’elle rentre épuisée de son stage. Elle a déjà pris des anxiolytiques qu’elle s’est procurés assez facilement .
Les patients consultent quand les symptômes sont importants
Mes internes successifs m’ont tous parlé du nombre impressionnant de consultations liées à des problèmes plus ou moins importants au travail. Ils n’avaient pas la moindre idée de l’importance de ces consultations et de leurs répercussions sur la santé mentale et physique des personnes.
Le burn-out, voire l’état dépressif, liés aux conditions de travail et à la personnalité du patient quelques fois, ne sont pas rares. Les patients consultent souvent quand les symptômes sont déjà très importants et que la seule solution est de les mettre en retrait et en arrêt de travail souvent prolongé. Je les revois régulièrement pour évaluer leur état psychique et physique et les adresse en psychothérapie la plupart du temps.
L’employeur ne voit que le licenciement comme solution
La difficulté de la reprise du travail est que les conditions de travail n’ont souvent pas changé. J’adresse systématiquement les patients en burn out (« cramage » en québecquois) en consultation à leur médecin du travail qui peut évaluer les anomalies et proposer des aménagements . Malheureusement trop souvent l’employeur ne verra comme solution que le licenciement de la personne. J’ai eu malgré tout quelques bonnes surprises avec prise de conscience des problèmes et mise en place d’un plan pour y remédier.
Gilbert a été en arrêt de travail pendant quatre mois et a démissionné. Il a retrouvé un nouveau travail trois mois plus tard et va très bien. Il a des horaires normaux et, cerise sur le gâteau, il est mieux payé qu’avant. Le cas de Gilbert est une exception. Marine continue à travailler au même endroit et galère toujours autant. Jean est resté chez lui pendant trois mois en arrêt de travail. Il a été entendu par sa hiérarchie qui lui a facilité sa reprise au même poste. On lui a laissé le temps de s’y adapter. Il va bien et s’est mis à la course à pied.
Marie va un peu mieux. Je lui ai proposé de changer de voie et de chercher un autre sujet de thèse et un autre directeur. Elle doute toujours beaucoup de ses capacités de médecin. Le CHU ne lui convient pas, ce qui en soit est presque normal.
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