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La face cachée des cigognes

Toujours plus nombreuses en Alsace, les cigognes s’installent dans les villages sans autorisation depuis des années. Vol en bande organisée, dégradations, racket, squat, tapage… Leur voisinage est parfois source de tensions. Mais il est difficile de les déloger et rien ne semble pouvoir entacher leur réputation. Rue89 Strasbourg a enquêté sur le gang le plus populaire du grand ried.

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La face cachée des cigognes

À Muttersholtz, des branchages jonchent l’allée et les gouttières de Vincent Juigner. Un « cadeau » du couple de cigognes qui lorgne sur sa maison depuis 2018. Simple vandalisme ou tentative d’intimidation ? La question se pose tant la lutte a été féroce entre le propriétaire de cet ancien corps de ferme et les échassiers, bien décidés à y faire leur nid.

« Je retape cette bâtisse depuis plusieurs années, retrace le Muttersholtzois. Elles ont dû trouver que c’était sympa un toit tout neuf car elles s’y sont tout de suite installées. » Sans même déposer de permis de construire. Si les choses avaient été faites dans les règles, le propriétaire aurait pu leur signaler que la charpente de cette maison datant de 1700 ne possédait pas de poutre faitière, et risquait donc de ne pouvoir supporter un nid pouvant peser jusqu’à 500 kilogrammes. Il aurait également pu leur dire que le choix de l’emplacement était à revoir. L’interstice entre deux cheminées actives étant un endroit peu propice à l’accumulation de petit bois.

À Muttersholtz, les cigognes sont la première chose que l’on remarque en levant le nez. Photo : AM / Rue89 Strasbourg / cc

Lorsque le ramoneur refuse de lui délivrer un certificat pour sa cheminée en raison du risque d’incendie, en 2020, Vincent Juigner contacte la Ligue de protection des oiseaux (LPO) pour demander la permission d’enlever le nid qui décore son toit. Au sens propre. Les traces de fientes sur les tuiles étant toujours visibles malgré plusieurs nettoyages intensifs. Les huisseries n’ont pas été épargnées non plus. « Ce sont des carnivores. Je retrouvais des morceaux de viande de temps en temps. Et je peux vous dire que lorsque vous avez un intestin de rat planté sur votre Vélux pendant plusieurs semaines et que vous ne pouvez pas l’atteindre… c’est un peu pénible », soupire le Muttersholtzois.

La guerre des bâtons

En septembre, le nid est délogé. Il occupe toute une remorque et de l’ail a germé dans le mélange de terre, de fientes et de déchets verts qui sert de moquette aux échassiers. « C’est comme un compost », détaille Vincent Juigner. Celui-ci doit beaucoup au voisinage : les parterres alentours ayant parfois été dépouillés pour servir le projet architectural des deux oiseaux. « J’ai aussi retrouvé un arc d’enfant dans la structure… », détaille le Muttersholtzois, qui n’en revient toujours pas. Pour éviter un nouveau chantier, il installe une plaque de tôle à la verticale entre les cheminées.

À leur retour, au printemps 2021, les cigognes restent d’abord perplexes devant ce dispositif, avant de se mettre au travail. Elles calent des branches sous la plaque et commencent à reconstruire. Au même endroit. Le propriétaire ne se laisse pas faire. Il sort la canne à pêche de son fils pour enlever les branches une par une. Trois fois par jour. Au petit matin notamment, lorsque cet infirmier de nuit rentre du travail. « Je brûlais quotidiennement l’équivalent d’un baril de brindilles », se souvient-il. La canne casse ? Il s’équipe d’un sécateur de six mètres de long et poursuit la lutte.

Les oiseaux rusent. Lorsqu’il est là, le couple reste loin et stocke son bois dans un immense lierre tombant d’un réverbère. Dès que Vincent Juigner a le dos tourné en revanche, les allers-retours reprennent. Entre l’homme et les cigognes, la guerre des nerfs dure trois mois. « Elles sont têtues comme des mules », reconnaît celui qu’elles ont rendu chèvre. À la fin de la saison de nidification, en mai dernier, les oiseaux semblent s’avouer vaincus. Dans un geste d’apaisement, le Muttersholtzois fixe sur son toit une panière conçue spécialement pour accueillir un nid. Il la garnit de branchages pour leur souhaiter la bienvenue. Deux mois plus tard, elle est toujours inoccupée. Et le petit bois, éparpillé.

Quand elles arrivent en ville, tout le monde change de trottoir

À Muttersholtz, Vincent Juigner n’est pas le seul à devoir composer avec les échassiers. Cette commune d’environ 2 000 habitants compte aujourd’hui 32 nids. Soit près de 150 cigognes, essentiellement réparties le long de la rue principale, entres les églises protestante et catholique – où elles ont d’ailleurs posé leurs valises. Un spectacle de carte postale qui fait lever le nez aux touristes quand ils traversent le village. Mais quand certains changent de trottoir pour prendre une belle photo, d’autres le nettoient.

La maison d’Hubert Bass donne sur l’artère traversant le « quartier des cigognes ». Un nid a été installé il y a trois ans sur la pente de son toit, en surplomb de la rue. « Elles faisaient tomber des morceaux de bois sur le trottoir, se souvient-il. On parle de brindilles, mais c’étaient quand même de sacrés stücks. » Inquiet à l’idée que quelqu’un puisse être blessé, il demande à pouvoir enlever le nid avant qu’elles n’aient le temps de pondre et fait poser un grillage. Le surlendemain, elles ont déjà tout reconstruit grâce à des brindilles glissées à la verticale dans les mailles. « Elles sont vraiment très ingénieuses et têtues, reconnaît le Muttersholtzois dans un sourire. Elles n’abandonnent jamais. »

Nouvelle tentative d’expulsion un an et demi plus tard. Hubert Bass fait poser un « parapluie » métallique pour les empêcher de revenir. L’année suivante, les cigognes déplacent leur foyer un peu plus loin sur le faîtage et utilisent les baleines pour mieux assurer leur nid. Le voisinage semble alors pouvoir se dérouler dans de bonnes conditions. Mais c’est sans compter sur le goût prononcé des cigognes pour la menuiserie. « Elles consolident leur nid chaque année, détaille le propriétaire des lieux. Maintenant, il dépasse à nouveau du toit. » Faisant pleuvoir branches et fientes sur le trottoir et la façade de la maison. Des cigogneaux jetés par dessus bord par leurs parents parfois. Le Muttersholtzois a pris l’initiative d’accrocher une affichette d’avertissement sur le poteau bornant la place de stationnement devant chez lui, et passe le bitume au jet d’eau de temps en temps. Il réfléchit surtout à enlever le nid une troisième fois et faire installer une panière sur son toit lui aussi. « Le problème si je la met trop loin, c’est que je risque d’avoir deux couples, rit-il. Et je ne sais pas si mon toit pourra le supporter. »

Un exemple de « parapluie » anti-retour de cigognes. Quand elles le veulent bien. Photo : AM / Rue89 Strasbourg / cc

La folie des hauteurs

Les cigognes aiment nicher loin du sol et avoir une vue dégagée. Goût du luxe ? Folie des grandeurs ? « Sécurité ! » répondent celles dont les ailes mesurent 1,60 mètre d’envergure. Il faut pouvoir atterrir et s’envoler sans danger. Certaines privilégient les cheminées ou les toits. D’autres, les poteaux et pylônes électriques. À Dachstein, près de Molsheim, les quatre nids du villages sont installés au dessus des câbles gérés par Réseau électricité de Strasbourg (RES). Cette filiale d’Électricité de Strasbourg (ES) intervient chaque année sur un secteur regroupant 400 communes bas-rhinoises pour déplacer ou sécuriser ces habitats de branches.

Pour protéger le réseau électrique et les cigognes elles-mêmes, Réseau électricité de Strasbourg sécurise les nids avec une plateforme. Photo : Document remis

« Nous installons une plateforme sous les nids pour les stabiliser et les isoler des fils », détaille Juliane Da Silva, responsable de groupe en charge du « dossier cigogne » chez RES. Particulièrement corrosives, les fientes des échassiers attaquent le revêtement des câbles et peuvent provoquer des étincelles. Conséquence directe : embrasement du nid, chute des œufs et coupure de courant pour tout le quartier. Un fait-divers loin d’être rare au printemps, comme le relatent France bleu ou les Dernières Nouvelles d’Alsace.

Trompe-la-mort, les cigognes sont de plus en plus nombreuses à élire domicile sur le réseau électrique alsacien. « Il y a sept-huit ans, nous avions quinze dossiers par an, poursuit Juliane Da Silva. L’année dernière, nous en avons eu une centaine. » « À ce stade, nous n’avons que des hypothèses concernant ce phénomène. On pense qu’elles pourraient agir par mimétisme, que les cigogneaux ayant grandi dans des nids situés sur des pylônes auraient tendance à y revenir », explique de son côté Camille Fahrner, médiatrice Faune sauvage à la Ligue de protection des oiseaux (LPO).

Casseur payeur

Qu’il soit installé sur un poteau, un toit ou une cheminée, il n’est pas possible de toucher à un nid de cigogne sans autorisation. Dans le Bas-Rhin, RES, les communes et les particuliers doivent d’abord se tourner vers la LPO car l’espèce est protégée. L’association bénéficie d’une dérogation de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) pour gérer les demandes liées aux nids problématiques. Ce système réduit grandement le délai de traitement des dossiers, de quelques jours contre une à plusieurs semaines dans le Haut-Rhin, où la Dreal gère directement chaque demande. Les dérogations sont alors soumises au conseil scientifique régional du patrimoine naturel, avant de donner lieu à une consultation publique, puis à un arrêté préfectoral autorisant la destruction du nid ou son déplacement. Quel que soit le département concerné, les interventions respectent les mêmes règles et doivent être réalisées en dehors de la période de nidification, qui s’étend de mars à septembre. Exception faite des cas d’urgence, lorsqu’un nid bouche une cheminée active, gêne le fonctionnement d’une chaudière en hiver, ou quand il menace de tomber ou fait courir un risque sanitaire.

Chaque destruction de nid s’accompagne d’une mesure compensatoire : un nid de substitution doit être proposé aux oiseaux à proximité du site originel. Lorsqu’un foyer de cigognes est situé sur le réseau électrique bas-rhinois, RES met gracieusement ses équipes et ses nacelles à disposition des communes pour installer la panière règlementaire qui est, elle, à leur charge. Coût annuel de ces opérations pour RES : 40 000 euros. Coût pour les collectivités concernées : 1 000 euros par panière environ. Les particuliers doivent supporter l’intégralité des sommes seuls, ce qui représente près de 1 500 euros, entre l’achat du dispositif et la location de la nacelle.

« L’espèce étant protégée, chaque intervention relève d’un régime dérogatoire. Aucune aide publique ne peut actuellement financer ce type de mesure », explique Charline Boissard, chargée de mission espèces protégées à la Dreal Grand-Est. Vincent Juigner et Hubert Bass réfléchissent donc à constituer un petit groupe de logeurs de cigognes pour mutualiser les frais occasionnés par ce voisinage.

À Muttersholtz, la Dreal et la LPO expérimentent toutefois un assouplissement du protocole. « C’est un endroit où il y a beaucoup de nids, cela devient compliqué d’installer de nouvelles corbeilles, expose Charline Boissard. On accepte donc que les demandeurs n’installent pas de panière, s’il y en a encore de disponibles ou s’il y a des arbres étêtés à proximité. » « Les mesures compensatoires n’ont plus de sens quand il y a autant d’individus », appuie Patrick Barbier, maire de la commune. Quand je suis arrivé, en 2008, il y avait trois ou quatre nids. L’année dernière, on était à 28 nids, j’ai espoir que l’on soit à une sorte d’occupation maximale. » Élue capitale française de la biodiversité en 2017, Muttersholtz est entourée de 400 hectares de prairies humides bien préservées. Or « l’écologie, est une science des équilibres, rappelle Patrick Barbier. Les cigognes sont des prédateurs. On essaie de protéger les oiseaux qui nichent au sol dans le ried, mais ce sont des proies faciles pour les échassiers. »

Des loubardes encore et toujours populaires

Rien ne semble pourtant être en mesure d’entacher la réputation des cigognes à Muttersholtz, où « la bienveillance domine à leur égard, selon l’édile. Nous sommes très heureux de les avoir, je tiens quand même à le dire. C’est un sacré spectacle à observer sur les toits. C’est aussi un symbole de prospérité. » Ce statut de vache sacrée alsacienne, la cigogne le doit à un patient travail de lobbying. Si les premiers écrits signalant sa présence dans la région remontent au XIIIe siècle, c’est autour du XIXe siècle qu’elle devient un oiseau porte-bonheur et porte-bébé dans l’imagerie populaire alsacienne. Portée par cette légende, l’image de marque de la cigogne dépasse bientôt les frontières de l’Alsace pour devenir l’un de ses symboles international.

Une célébrité qui lui vaut aujourd’hui beaucoup de soutiens et d’admirateurs. Certains sont prêts à se plier en quatre pour leur venir en aide. Stéphanie Schmitt habite elle-aussi dans le quartier des cigognes, à Muttersholtz. Fin juin, deux femmes sonnent à sa porte avec un cigogneau groggy dans leurs bras. Il est semble-t-il tombé du nid situé sur son toit. « J’ai appelé la LPO tout de suite et je l’ai gardé en observation sur ma terrasse en espérant qu’il passe la nuit », se souvient-elle. Pompier professionnel à Strasbourg, son mari passe un coup de fil à ses collègues de Sélestat le lendemain pour tenter une opération de réintégration du nid. La nacelle est déployée et le petit confié à son foyer.

Opération délicate à Muttersholtz (vidéo remise)

Mais 24 heures plus tard, Stéphanie Schmitt le retrouve à nouveau sur sa terrasse. « On en voit souvent par terre à cette saison. Les jeunes apprennent à voler en sautant dans leur nid, comme sur un trampoline. Et parfois ils tombent. » La Muttersholtzoise rappelle la LPO et reçoit la permission de le garder en pension jusqu’à son envol. Une semaine après son arrivée, le cigogneau n’est pas encore reparti et semble à l’aise dans ses appartements, séparés d’un autre pan de terrasse par une porte pour qu’il ne soit pas dérangé. Ce n’est pas pour déplaire à Nathalie Schmitt, qui passe beaucoup de temps à regarder le ciel lorsque les échassiers sont dans les parages.

Depuis sa piscine, la Muttersholtzoise admire le ballet des jeunes qui commencent à voler, au coeur de l’été. Une chorégraphie circulaire qu’elle a rebaptisée la « storcki school ». En août ou septembre, selon les années, arrive une journée où jeunes et anciens se perchent ensemble sur les toit. « J’appelle ça le conseil des sages, sourit cette observatrice des cigognes Muttersholtzoises. Le lendemain, elles sont toutes parties. La première année, ça m’a fait tout drôle. Je suis rentrée à la maison avec un cafard terrible et j’ai versé quelques larmes. » Un chagrin proportionnel à la joie de les voir revenir en février. Preuve qu’entre les cigognes et les Hommes, tous les voisinages ne sont pas des prises de bec.


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