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Le carnaval à Strasbourg, une histoire chaotique d’héritage et de bourgeoisie

Une vieille tradition le carnaval de Strasbourg ? Pas si sûr. Depuis les années 1950, il s’est surtout beaucoup cherché, éteint, a été tiré de l’oubli. Mais il a rarement trouvé son public au-delà des simples cohortes de spectateurs. Depuis un an les rênes en sont confiés à l’association de plasticiens Arachnima, dont le défi est de faire sortir l’événement du simple spectacle. Saura-t-elle faire du carnaval un besoin existentiel aux Strasbourgeois comme dans d’autres villes rhénanes ? D’autres y ont laissé des plumes avant elle…

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En finir avec l’immobilisme strasbourgeois à travers un grand carnaval, tel était déjà, en 1956, le pari des cabaretiers Germain Muller (1923-1994) et Raymond Vogel (1915-1988). Le carnaval s’était éteint complètement à Strasbourg en 1902.

Le dimanche 19 février 1956, les fondateurs du célèbre cabaret De Barabli font défiler sur un char Crocus Morus, mannequin de 6 mètres de haut symbole de la ville sage. De la place de la bourse à la place Broglie, le cortège se compose d’un chœur satirique et d’acteurs du Barabli, de six groupes de musiques et d’autres délégations qui portent des torches et des banderoles condamnant le totem.

À l’arrivée du défilé place Broglie, Raymond Vogel prononce le procès humoristique de Crocus Morus à qui les Strasbourgeois doivent « un mardi gras d’une maigreur squelettique ». Pas d’issue pour le coupable, le mannequin est brûlé.  Si 50 000 personnes se sont massées sur le passage du cortège, la mémoire retient que ce carnaval a fait un flop : il n’a pas emporté avec lui plus que des spectateurs. La rigueur exceptionnelle des températures hivernales a sans doute joué pour beaucoup dans la motivation.

Une tradition perdue dans le grand écart franco-allemand

A Strasbourg, le carnaval perd ses racines dans ses allers-retours franco-allemands comme l’explique l’anthropologue Eve Cerf, rare personne à avoir écrit sur le sujet. Le carnaval tombé en désuétude après la guerre de 1870 est relancé par l’occupant allemand sur le modèle de ce qui a perduré en Allemagne et en Suisse. Des associations professionnelles construisent les chars qui reprennent des thèmes traditionnels comme les vieux métiers strasbourgeois et les costumes paysans, tournent en dérision des thèmes d’actualité, ou explorent les thèmes carnavalesques tels que les Arlequins.

Les Alsaciens occupés détournent aussi la fronde autorisée pour exprimer leurs préoccupations. En 1901, l’un des chars un « Michel allemand » saisit à pleines mains la Cathédrale de Strasbourg, sous le regard attristé des deux petites Alsaciennes. Mais rapidement, ce carnaval des Allemands est désavoué : les Alsaciens décident de valoriser leur culture régionale à travers des manifestations concurrentes, cortèges illustrant le mariage paysan ou exhibant des costumes traditionnels. Le carnaval de Strasbourg tombe en désuétude.

Après la Première Guerre mondiale, le retour à la France apporte aux Strasbourgeois frustrations culturelles et économiques difficiles à dénoncer sans être accusés de progermanisme. Les tentatives de carnaval, qui auraient pu être l’occasion d’exprimer certaines difficultés, sont interdites dans les rues de la capitale alsacienne. C’est alors le théâtre alsacien de Strasbourg qui prendra la fonction d’exprimer une certaine résistance à l’assimilation par la France, après avoir été lieu de fronde et de résistance linguistique pendant l’occupation allemande.

Le Bim-Bam

Mais la Ville n’abandonne pas l’idée. A partir de 1957, le Bim-Bam entend donner à Strasbourg l’ampleur d’une ville rhénane. Ce sont les commerçants qui le financent dans le but d’animer le centre-ville et d’attirer les touristes. Son organisation est confiée à des carnavaliers de métier dont de grands spécialistes italiens des chars de Viarregio : « Le géant Bim-Bam, destiné à être brûlé le soir même, suit Mickey ou Blanche-Neige », ironise l’anthropologue Eve Cerf (1933-1998).

Pour y assister, le public doit s’acquitter d’un droit d’entrée dans le centre. Si un peu de satire fait doucement son apparition, ce carnaval reste bien sage. En 1960, des conseillers municipaux se plaignent même de son manque d’esprit frondeur, relève l’anthropologue. Le public se détourne progressivement de l’événement qui n’a rien de différent d’une fête folklorique ou commerciale. On est loin du fou qui devient Roi. Les commerçants se lassent de financer la manifestation qui disparaît à la fin des années 1960.

carnaval des Wackes

En 1973, dans la foulée de mai 1968, un carnaval bien plus populaire voit le jour d’abord dans le quartier prolétaire et étudiant de la Krutenau. La rencontre entre un groupe de jeunes originaires du quartier de la Musau et attachés à ne pas perdre la culture alsacienne, les Musauer Wackes, et l’étudiant décorateur Jean Bauer, débouche sur un carnaval de rue très politique. Repris chaque année par un collectif différent, ce Wackes Fasenacht (carnaval des voyoux) durera jusqu’en 1978, date de son interdiction.

Armand Peter, l’un des Musauer Wackes à l’initiative des premiers carnavals, et toujours militant de la culture alsacienne, se souvient :

« Nous avons créé ce carnaval en réaction au carnavals commerciaux du Bim-Bam, avec des groupes payés pour défiler et des spectateurs pour applaudir. En remontant dans la vieille tradition satirique alsacienne, on a essayé de relancer autre chose. La tradition rhénane satirique remonte au Moyen-Âge. Le carnaval était alors un rite païen de fécondité pour chasser l’hiver et saluer l’arrivée du printemps avant le Carême. Il s’agissait de carnavals de villages. Nous voulions nous attaquer aux problèmes de la langue et de la culture régionale qui tombait dans l’oubli. Nous voulions un carnaval libre et gratuit. Dans ce nouveau projet, les gens n’étaient plus spectateurs mais ils participaient. Les cortèges étaient critiques à l’encontre du vide culturel de la ville. En 1974, ce carnaval est sorti de la Krutenau pour investir le centre de Strasbourg selon un circuit qui s’arrêtait à la cathédrale. C’était un cortège de fous avec toutes les associations de quartier. Arrivés sur le parvis de la cathédrale, des gens complètement fous ont lancé des rouleaux de papier du haut de la plateforme, si bien que la façade était recouverte. Ils ont aussi lâché des ballons auxquels étaient accrochés des harengs saurs et des bretzels. Le carnaval est toujours un acte de débordement et de transgression symbolique. La satire est un moyen extraordinaire de s’exprimer, c’est l’arme du pauvre qui n’a rien à voir avec le Bim-Bam et ses millions de francs. Mais notre initiative ne plaisait pas à la bonne société strasbourgeoise. »

Chapardage de saucisses

Dès 1974, le cortège est disloqué par la police avant son arrivée place Kléber où des débordements inquiétaient :

« Le lendemain les DNA titrait Un carnaval d’émeutes à Strasbourg pour une simple affaire de chapardage de saucisses et de merguez sur la place Kléber. Ça montre bien les problèmes que ça posait et comment la bonne société nous attendait au tournant. »

Par la suite, Armand Peter s’est retiré de ce carnaval :

« C’était bien d’appeler les gens à se défouler mais le jour d’après, chacun reprenait son travail et rien n’avait changé. »

En 1974 et 1975, les carnavals ont été très politisés, des banderoles en dialecte ont dénoncé le danger nucléaire et l’insalubrité des faubourgs. La subversion ne plait pas. Le réalisateur Gérard Brillanti qui a tourné un documentaire de 45 minutes sur le carnaval de 1974, se fait virer de la chaîne FR3 et le film n’est diffusé qu’après une pétition de soutien.

Fessenheim au cœur de la satire

En 1977, Le collectif du carnaval des Wackes invitent les lycéens à prendre la rue à Mardi-gras. Le jour dit, les lycéens des établissements publics se rassemblent et libèrent ceux des établissements privés. Quelques tentatives de résistances se soldent en batailles d’œufs. Les écoliers défilent en bandes dans la rue et jettent de la farine aux passants.

Trois semaines plus tard, le collectif organise son carnaval des Wackes. Eve Cerf fait le récit de la journée du dimanche :

« Des podiums sur lesquels jouent des orchestres bénévoles sont installés sur le parvis de la Cathédrale et sur les petites places de la vieilles ville. Deux cortèges, un noir et un blanc, se forment en début de l’après-midi du dimanche et traversent la ville pour se disperser devant la cathédrale. Entre 3 000 et 5 000 personnes dansent, s’interpellent, lancent de la farine ; des farandoles s’esquissent tandis que de petits groupes miment diverses scènes ; certains par exemple, traînant des poupées blafardes « victimes des centrales de Fessenheim » incarnent les survivants d’une catastrophe nucléaire. La farine vole, les orchestres jouent, la foule se déplace comme dans un rêve. Ce carnaval, à l’opposé des précédents, est muet et souriant. Les participants sont grimés (et non masqués), leurs déguisements sont peu élaborés : un drap fera un arabe, une étoffe colorée roulée autour de la taille fera une indienne. L’agressivité et le grotesque ont disparu du langage, des gestes, des vêtements. Ce carnaval a eu pour un jour un formidable rôle d’intégration. Il a attiré dans ses rondes toute une population mal insérée dans la société dominante : femmes seules, travailleurs immigrés, handicapés-moteurs déguisés en extra-terrestres, tous réunis dans un monde fraternel. »

Mais au lendemain de la fête, commerçants et habitants du centre se plaignent du « grabuge » à la municipalité qui décide de ne pas soutenir l’édition suivante. Le comité du carnaval, fatigué par les démarches administratives et le ton directif que prend la manifestation décide de ne plus l’organiser.

De la liesse générale aux vitrines brisées

En 1978, le carnaval est alors repris par un collectif entièrement renouvelé constitué de jeunes et récents Strasbourgeois qui ne parlent pas le dialecte et sont indifférents aux problèmes de la culture régionale. La manifestation se prépare dans un contexte de conflit entre la jeunesse contestataire et les autorités.

Le collectif entend faire du carnaval une réponse à la situation. Des commerçants tentent de le faire interdire. La municipalité refuse de s’y associer comme les associations de quartiers. Sans soutien ni expérience, les organisateurs se font déborder. Dans la nuit du 4 au 5 mars, plusieurs milliers de personnes se rassemblent sur le parvis de la Cathédrale. Eve Cerf raconte :

« Des jeunes pénètrent dans la cathédrale et s’emparent de 3 000 cierges qu’ils distribuent. La foule reste étrangère à l’action de pénétrer dans l’église et au chapardage. Par contre, les cierges circulent très rapidement de main en main et sont allumés, parfois avant d’être distribués. On a vu ainsi des groupes de quelques dizaines de personnes portant plusieurs cierges se déplaçant ensemble, et même quelques farandoles de porteurs de cierges. »

S’ajoute à cela des lancés des pétards, escalade d’échafaudages et cracheurs de feu. Autant de transgressions qui sans être imitées par la foule, insiste Eve Cerf, contribue à la « liesse générale ». Mais ce sont des dérapages plus graves qui resteront dans la mémoire : vers minuit, cinq personnes armées de barres de fer brisent les vitrines d’un magasin de souvenirs, d’une pâtisserie et d’un antiquaire avant de disparaître. Des pavés volent et brisent d’autres vitrines.

Les danses cessent, la foule s’observe et se défait. Après un temps long, un petit groupe commence à jeter au feu les objets qui ornent les vitrines du magasin de souvenirs.  D’autres les imitent. La police n’intervient qu’après le départ de la plupart des carnavaliers. Le lendemain le carnaval des Wackes est interdit.

Le retour du carnaval en 1990

Le carnaval ne revient dans les rues du centre-ville de Strasbourg que douze ans plus tard sur l’insistance du centre socio-culturel de la Montagne Verte et de son président Alfred Helms. Depuis dix ans, le Strasbourgeois s’évertue à structurer dans son quartier un carnaval rhénan, un carnaval d’échange avec des carnavaliers d’Allemagne, de Suisse et d’Autriche, des groupes de sorcières, des smokings de couleurs… Dès l’année suivante, la mairie fait évincer le passionné au bénéfice d’un autre projet, porté notamment à l’origine par la costumière Rita Tataï :

« On avait planché tout un été pour faire une proposition de carnaval à la hauteur de Strasbourg. La condition de la Ville était alors que l’on s’associe à la Montagne Verte pour finalement les faire partir. Elle avait envie d’autre chose. Notre idée était de trouver un thème simple qui puisse créer une unité pour que les spectateurs deviennent acteurs et vivent le carnaval. L’idée de départ était de donner un thème de deux couleurs chaque année – le rouge et le jaune la première année -pour que chacun puisse s’associer au défilé sans être pour autant costumés, pour qu’il y ait de l’interaction. Parce que si vous êtes juste consommateurs, il ne se passe rien dans un carnaval. L’idée était d’amener des rituels sur une vision à long terme. »

Mais dès le départ, la formule ne prend pas. Pour Rita Tataï, « trop d’idées se sont surajoutées trop tôt. » Cette première est finalement un fiasco financier. L’association du carnaval de Strasbourg sert la vis pour les années qui suivent avant de passer la main à Strass’carnaval.

Un carnaval de bénévoles

Au début des années 2000, Jaime Olivares a fait partie des plasticiens qui concevaient les chars pour Strass’carnaval et les associations de quartier :

« Sous la gestion de Strass’carnaval, l’idée de la présidente Beatrice Ziegelmeyer était de ne surtout pas faire un carnaval de professionnels mais un carnaval de bénévoles, avec l’idée que le public participe. Nous plasticiens étions là pour concevoir les chars en fonction de leurs idées, nous posions les bases techniques et ensuite c’est en principe les bénévoles qui fabriquaient, avec plus ou moins d’implication selon leur disponibilité. Nous n’étions surtout pas là pour nous mettre en avant. L’esprit de Beatrice Ziegelmeyer était aussi de produire un carnaval dans la tradition rhénane et donc essentiellement satirique. Les propositions artistiques étaient refusées au profit de thèmes qui se moquaient de l’actualité locale et nationale. J’ai caricaturé Sarkozy, Chirac, Ségolène Royal, Ries, Trautmann, Johnny. D’une année sur l’autre, les éléments réalisés pouvaient être remis à la disposition des bénévoles pour d’autres projets. C’est comme ça que mon Johnny, que j’avais fait sur une moto à l’origine, s’est retrouvé en 2008 sur un char avec Peggy la Cochonne, qui était un masque à l’origine. Mais malgré tous les efforts de Strass’carnaval, le public a toujours eu du mal à participer. Il venait essentiellement voir un spectacle. »

En 2013, Strass’carnaval annonce au dernier moment qu’elle n’est pas en mesure de présenter des chars pour l’édition annuelle. Les tensions au sein de l’association deviennent palpables. Elle garde l’organisation du carnaval et présente des chars jusqu’en 2016 puis la Ville évince l’association au profit du projet d’Arachnima.

Ni Alfred Helms, ni Béatrice Ziegelmeyer, les deux piliers de ce carnaval, n’ont souhaité revenir sur ces années pour Rue89 Strasbourg. Problèmes financiers, difficulté à renouveler les équipes de bénévoles, luttes de pouvoir, tentative d’infiltration par des membres du Front national… Strass’carnaval semble avoir essuyé beaucoup d’embûches jusqu’à son éviction. Rita Tataï regrette aujourd’hui la tournure qu’a pris cette aventure humaine :

« C’est un carnaval sans racine, qui a écrasé tous les gens qui le défendaient. C’est un carnaval amer. »

« Le carnaval n’est pas un spectacle »

Qu’en fera l’association de plasticiens Arachnima ? L’an dernier, Mathieu Cahn, adjoint à l’animation, annonçait vouloir faire table rase de la tradition satirique pour un carnaval « à hauteur d’enfants, » débarrassé des grosses têtes qui leur font peur (à revoir en photos ici). Une aberration pour Armand Peter :

« Le carnaval n’est pas fait pour les enfants, c’est très sérieux, ce n’est pas de l’animation. Ce sont des rites de transgressions, de fécondité. Aujourd’hui on en a fait une récupération d’animation pour les enfants, mais ce n’est pas le sens profond du carnaval. On ne fait pas de la politique avec les enfants. »

S’agit-il encore d’un carnaval ? Pas si sûr pour Rita Tataï :

« S’il n’y a plus le vécu autour, l’apprentissage, le partage, et qu’il ne reste effectivement plus que les grosses têtes alors oui elles peuvent peut-être faire peur aux enfants. Aujourd’hui, on ne peut plus parler de carnaval, c’est du spectacle de rue. Or un carnaval n’est pas un spectacle. Un carnaval demande une éducation, une transmission. Il faut au moins dix ans pour monter un carnaval qui soit existentiel pour la population. Mais à Strasbourg, on en vient à se demander s’il y a ce besoin intérieur. Si c’était une culture locale si forte, alors après s’être éteinte elle devrait ressortir avec force… »

Les artistes d’Arachnima relèveront-ils le défi ? Antoine Halbwachs, l’un des plasticiens constructeurs des bidulos qui remplacent désormais les chars, confie :

« Nous sommes en train de réinventer. On était arrivé à la fin d’un cycle. On trouvait le carnaval un peu statique et on avait envie de changer, de lui donner une autre couleur, de ramener une touche plus contemporaine et de faire participer le public. Cette année le défilé tournera autour de bruits et d’éléments tentaculaires. Tout le défi c’est le moment du défilé, de réussir à le faire vivre. »

Le départ sera donné le dimanche 11 mars à 14h11.


#Arachnima

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