Deux paquets de sucre « spécial gelées » trônent côte à côte sur le même rayon, au supermarché Leclerc de Geispolsheim, en mai 2023. Julien Koegler, producteur de betterave et maire de Gerstheim, ne peut s’empêcher de les photographier lorsqu’il passe devant en faisant ses courses. Le premier, de la marque Daddy, est vendu à 1,92€ le kilogramme (kg). Le second, estampillé Erstein, s’achète à 3,82€ le kg. Il s’agit pourtant, selon l’agriculteur, du même sucre dans deux emballages différents : « C’est la même chaine de production. »
Comme les 500 autres betteraviers alsaciens, Julien Koegler vend ses récoltes au groupe coopératif agro-industriel Cristal Union, qui détient la sucrerie d’Erstein. Dans la foulée, la coopérative transforme la matière végétale en divers articles commercialisés sous trois marques – Daddy, Eridania et Erstein. Pour la saison 2023-2024, Cristal Union a fixé à 55€ le prix d’achat de la tonne de betterave. Avec cette quantité, les usines agro-industrielles produisent en moyenne 160 kg de sucre. Pour chaque kilo de sucre vendu, les exploitants agricoles touchent 0,34€. C’est 17% du coût d’un paquet de sucre à 2€ en supermarché.
Vers une baisse de 10 euros la tonne ?
La sucrerie d’Erstein ne produit plus que des paquets de 5 kg Daddy et Erstein, ou du sucre à destination de l’industrie. Les paquets d’un kilo photographiés par Julien Koegler viennent donc d’une autre usine de la coopérative.
Au total, Cristal Union possède neuf sites de production et collabore avec 9 000 betteraviers, dont la majorité se trouve en Champagne-Ardenne. Mais les prix de vente des récoltes sont fixés chaque année à l’échelle de toute la coopérative.
« Cette année, on nous dit qu’on risque de passer de 55 à 45€ la tonne, soit 28 centimes par paquet de sucre », se désole Julien Koegler, également secrétaire adjoint de la Chambre d’agriculture d’Alsace :
« Je fais pousser environ 3 000 tonnes de betteraves par an. Donc ça ferait 30 000 euros de moins sur la saison, alors qu’en même temps, les charges pour les engrais et l’électricité augmentent. 55€ la tonne ça va, mais à 45€, on risque de cultiver à perte. Heureusement, j’ai aussi du maïs et du blé pour arriver à l’équilibre. »
Face au risque de ne plus être rentables, des agriculteurs ont abandonné la culture de betteraves sur certaines surfaces en 2023. Dans le Grand Est, beaucoup d’exploitants dépendent de cette production. La diminution des surfaces de culture de betteraves est donc seulement de 1,8% dans le Grand Est, contre 15,4% dans le Centre-Val-de-Loire, ou 4,1% dans les Hauts-de-France.
L’impact du sucre ukrainien
Contactée pour confirmer la baisse du prix de rachat des betteraves, Cristal Union affirme que « la rémunération des betteraviers n’est pas encore fixée ». Cette décision, « votée par son conseil d’administration composé d’agriculteurs », est en général prise au début de la campagne de récolte, en septembre, en fonction des négociations avec la grande distribution.
Timothé Masson, économiste de la Confédération des planteurs de betteraves (CPB), confirme que le prix de celles qui seront semées en mars et ramassées entre septembre 2024 et janvier 2025 risque de baisser :
« Depuis 2022 et l’invasion russe, l’Union européenne a permis l’augmentation des importations de sucre ukrainien. Avant la guerre, on acceptait 20 000 tonnes par an. On est passé à 400 000 tonnes pour la saison 2022-2023, et on risque d’atteindre 700 000 tonnes en 2023-2024.
Mais c’est une concurrence déloyale parce que 29 pesticides interdits dans l’Union européenne sont autorisés en Ukraine. En France, l’interdiction des néonicotinoïdes a fait baisser le rendement de 100 à 70 tonnes de betteraves par hectare. Cela modifie le marché du sucre en diminuant les prix, avec une injustice pour les agriculteurs locaux. Les contraintes doivent être les mêmes partout. »
La commission européenne a annoncé fin janvier qu’elle envisage de limiter les importations de produits agricoles. Quoiqu’il en soit, dans ce modèle libéral, les agriculteurs subissent des paramètres qu’ils ne maîtrisent pas. La pression sur les exploitants agricoles est accentuée par les circuits constitués de nombreux intermédiaires qui veulent tirer un maximum de profit, avec la grande distribution en bout de chaîne.
Des marges variables dans les supermarchés
« Je me demande comment c’est possible que les prix gonflent aléatoirement dans les supermarchés », pointe Julien Koegler. En tant que membre du conseil de section de Erstein du groupe agro-industriel Cristal Union, il fait le lien entre les agriculteurs locaux et la direction du groupe. Dans ce cadre, il « interroge régulièrement le directeur commercial de la coopérative », qui lui assure vendre « les marques au même prix aux centrales d’achat, comme c’est le même produit ». Sous-entendu, les marges se font plutôt au niveau de la grande distribution. Julien Koegler refuse cependant de donner le montant de la vente de Cristal Union aux centrales d’achat.
Les marges appliquées dans les magasins strasbourgeois sont effectivement très variables. Rue89 Strasbourg a comparé les prix dans différentes enseignes, le 30 janvier. Le même paquet de sucre « spécial gelées » Erstein que celui photographié au Leclerc de Geispolsheim par Julien Koegler est à 4,05€ au U Express de la Grand’Rue, et à 2,45€ au Monoprix du Faubourg de Pierre.
Les prix de produits similaires avec des emballages différents varient. Au Auchan de la place des Halles, la boite de 1kg de sucre en morceaux prédécoupés est à 1,99€ pour Daddy et à 2,54€ pour Erstein. Au Auchan de la place Kléber, le sucre brun Daddy se vend à 4,16€ le kg et le sucre brun Erstein à 4,46€ le kg.
« C’est une forme d’arnaque »
Dans le magasin Carrefour de la route du Polygone, les petits morceaux de sucre Daddy sont à 2,93€ le kg et à 3,40€ le kg pour la marque Erstein. Au Leclerc Rivetoile, les perles de sucre à chouquette passent de 6,17€ le kg dans un emballage Daddy à 6,44€ le kg dans un emballage Erstein.
Selon un employé de la sucrerie de Bazancourt (la plus grande d’Europe), ces articles équivalents réalisés pour plusieurs marques sont confectionnés sur les mêmes lignes de fabrication. « D’un côté, la grande distribution n’accepte aucune différence de tarif sur des produits similaires. De l’autre, elle pratique des marges différentes selon les marques pour les consommateurs », résume Julien Koegler.
Une pratique qui n’étonne pas Sylvain Macé, délégué CFDT chez Carrefour :
« En matière commerciale, tout est possible. Les distributeurs essayent de jouer des coups. Donc sur un produit qui parait plus local en Alsace comme le sucre Erstein (même s’il est le plus souvent conçu à Bazancourt avec des betteraves de la marne, NDLR), ils peuvent augmenter les marges. En tant que consommateur, cela me choque, comme tout ce qui contribue à mettre de l’opacité sur les prix. Facturer le même aliment à deux prix différents, en connaissance de cause, c’est une forme d’arnaque. »
Le responsable fédéral de la CGT commerce, Elhadji Niang, dénonce une inégale distribution des profits :
« Les agriculteurs sont obligés de vendre à des tarifs trop bas. Et nous on voit les prix augmenter en rayon derrière… Mais l’argent ne revient pas non plus aux salariés des supermarchés, la moitié sont au Smic. »
Des intermédiaires qui se portent bien
Rue89 Strasbourg a joint les entreprises Carrefour, Leclerc et Système U pour les interroger sur les constructions des marges en supermarché. Carrefour et Leclerc n’ont pas donné suite à cette sollicitation. Système U rétorque que « ce n’est pas sur des aliments basiques comme le sucre que les distributeurs font des marges ». L’entreprise renvoie la responsabilité sur les industriels, intermédiaires entre les producteurs et les supermarchés :
« On regrette qu’il n’y ait pas plus de transparence au niveau des intermédiaires (comme Cristal Union, NDLR). Nous, distributeurs, n’achetons pas aux betteraviers mais aux industriels, sans forcément savoir ce qui a été versé aux producteurs. Et quand on applique des marges, c’est aussi pour payer nos frais d’exploitation et nos taxes. »
Quelles que soient les communications des entreprises de la grande distribution, la plupart voient leurs bénéfices augmenter malgré l’inflation ces dernières années. À titre d’illustration, Carrefour a pu dégager un résultat net de 1,35 milliard d’euros en 2022. Idem pour les industriels de l’agroalimentaire. Cristal Union affiche une rentabilité en hausse et affirme qu’elle permettra de mieux rémunérer les betteraviers. Mais dans ce système avec plusieurs intermédiaires, les producteurs sont les plus exposés aux risques.
Les betteraviers face aux aléas
Julien Koegler détaille les aléas auxquels sont soumis les agriculteurs :
« Si on a une sécheresse, ou alors des inondations et que notre rendement baisse fortement, on vendra moins de betteraves malgré l’investissement réalisé. Donc le prix à la tonne doit fortement augmenter ces saisons-là, et atteindre 90€ par exemple. Mais tous les ans on est soumis au stress sur la construction des prix. »
Théoriquement, la loi Egalim prévoit que les organisations interprofessionnelles agricoles fixent elles-mêmes les prix en fonction des coûts de production. L’objectif étant d’éviter que les négociations se fassent au détriment de la rémunération des exploitants. Mais le gouvernement peine à faire respecter ces dispositions. Pour contourner Egalim, les distributeurs passent notamment par des centrales d’achat à l’étranger.
« Si cette loi était respectée, ça serait déjà un bon début », considère Julien Koegler, à l’instar de tous les syndicats agricoles. De son côté, la Confédération paysanne propose en plus l’instauration de prix minimums d’entrée sur les produits importés, pour protéger la rémunération des exploitants face à la pression créée par l’arrivée massive de denrées cultivées avec des normes sanitaires et environnementales moindres.
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